jeudi 25 juillet 2013

Comment diviser (la langue) pour mieux régner en Espagne


Depuis quelques mois, et dans la foulée de la montée du mouvement indépendantiste en Catalogne, la langue catalane fait l'objet de nombreuses attaques de la part des anticatalanistes d'Espagne. Curieusement, certaines attaques perpétrées contre la langue catalane ont lieu non pas en Catalogne même, mais dans les régions catalanophones voisines au sein de l'État espagnol, le dernier épisode s'étant déroulé dans la communauté autonome d'Aragon.

Au mois de mai 2013, le gouvernement d'Aragon, appuyé par Parti populaire (PP) et le Parti Aragonais (PAR), a ainsi approuvé une nouvelle loi linguistique destituant le catalan comme langue propre d'une partie de la population aragonaise. En fait, ce n'est pas tant la langue qui a été destituée, mais plutôt le catalan, c'est-à-dire «le nom» de la langue. Cela peut sembler étrange, mais ce n'est pas surprenant lorsque l'on connait le penchant anti-catalan de certains décideurs espagnols. La solution adoptée en Aragon: rebaptiser la langue catalane «langue aragonaise propre de l'aire orientale», dénomination qui a l'avantage - grâce à un détour terminologique perfide - d'éliminer toute référence au catalan et à la Catalogne.

Cet anti-nom, de même que celui de l'aragonais devenu «langue aragonaise propre des aires pyrénéennes et prépyrénéennes» a provoqué l'indignation des linguistes, philologues et autres spécialistes de la langue. Dans les médias et sur les réseaux sociaux, ces noms et leurs acronymes «lapao» et «lapapyp» ont été tournés en dérision, certains internautes créant de savoureux néologismes comme «lapaophone» ou «lapapypophone». Mais les conséquences de ces noms de langue risibles vont au-delà de l'amusement: il en va de l'avenir même de ces langues en Aragon. La Société catalane de sociolinguistique en appelle d'ailleurs à la communauté scientifique internationale afin de dénoncer cette situation qui contrevient à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, ratifiée par l'Espagne en 2001.

Cette décision du gouvernement d'Aragon démontre une fois de plus que certains secteurs nationalistes espagnols n'ont rien à faire des langues dites «régionales» d'Espagne. Pour ces derniers, le multilinguisme espagnol est une tare et l'une des façons de s'en défaire consiste à réduire ces langues à de vulgaires patois sans importance. À leur grand dam, il est difficile d'y arriver avec le catalan, langue parlée par 10 millions de personnes, dont près de 60 000 dans la région appelée «frange d'Aragon». En prétendant que la «langue aragonaise propre de l'aire orientale» n'est pas du catalan, on réduit considérablement son poids démographique et politique.

Et ce n'est pas nouveau: ce dernier épisode n'est qu'un autre chapitre du sécessionnisme linguistique anti-catalan. Coïncidence ou pas, ce sécessionnisme n'est présent qu'en Espagne, ayant d'abord frappé Valence dans les années 1980, puis les Baléares et maintenant l'Aragon. Dans les régions catalanophones situées au-delà des frontières espagnoles, soit le département français des Pyrénées-Orientales, la Principauté d'Andorre et la région d'Alghero en Sardaigne, le mouvement est plutôt contraire, les gouvernements et la société civile de ces territoires faisant de plus en plus la promotion de la langue et de la culture catalanes tout en multipliant les ententes de coopération linguistique et culturelle avec la Catalogne.

Évidemment, et comme toute autre langue d'ailleurs, la langue catalane n'est pas homogène: elle s'est développée à la faveur de circonstances historiques, politiques et sociales propres à chaque région. Les différences entre les diverses variétés ne sont toutefois pas assez importantes pour affirmer qu'elles constituent des langues distinctes. En fait, l'intercompréhension est pratiquement absolue entre les diverses variétés de la langue. Linguistiquement parlant, ce qu'on appelle le valencien, le baléare et maintenant la lapao sont incontestablement des variétés de catalan. Tout comme le sont le barcelonais, le roussillonnais en France et l'alguérois en Sardaigne. Le problème réside essentiellement dans le nom de la langue, le catalan, qui ne plait pas à ceux et celles qui en ont contre la Catalogne et contre le catalanisme.

L'épisode aragonais vient s'ajouter à bien d'autres événements anti-catalans récemment survenus en Espagne, comme l'expulsion du Congrès de députés catalans ayant « osé » s'exprimer dans leur langue dans cette institution espagnole, ou bien les arrestations par des policiers de citoyens ayant eu le malheur de leur adresser la parole en catalan. Sans oublier la récente déclaration du ministre espagnol de l'Éducation, José Ignacio Wert, à l'effet que le gouvernement espagnol avait «intérêt à espagnoliser les élèves catalans.»

Bien que l'anticatalanisme existe depuis fort longtemps dans la péninsule ibérique - l'exemple le plus notoire étant celui du régime franquiste (1939-1975) - ce sentiment semble reprendre de la vigueur depuis la tenue de récentes manifestations monstres en faveur de l'indépendance de la Catalogne à Barcelone. Le président de la Generalitat Artur Mas s'est d'ailleurs engagé à tenir un référendum sur la souveraineté en 2014, référendum que Madrid tente d'empêcher par tous les moyens, surtout que le « oui » a le vent dans les voiles.

Paradoxalement, ce n'est pas tant la langue catalane qui est au cœur des débats actuels sur l'indépendance. Évidemment, cet élément demeure très important, mais avec la crise économique qui secoue l'Espagne, la question du déséquilibre fiscal entre la Catalogne et l'État espagnol pèse lourd dans la balance. C'est toutefois à l'élément le plus distinctif de la société catalane que les anticatalanistes s'en prennent: sa langue. Et cela risque fort bien d'inciter davantage de Catalans à opter pour l'indépendance.


Marc Pomerleau

@mpomerl



Source: Le Huffington Post Québec

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