On dit parfois que «la taille n'a pas d'importance. » Bien que cela
puisse être vrai dans certains domaines de la vie (ou pas, nous n’entrerons pas
ici dans ce débat épineux), ce n'est clairement pas le cas dans une démocratie,
pour la bonne et simple raison que, par définition, la démocratie signifie la
prise de décision par la majorité. Dans la mesure où l'autodétermination est
tout simplement le stade ultime de la démocratie, là aussi la taille est
essentielle, et l'avenir des pays dépend de la capacité des partisans de projets
différents à convaincre une majorité de l'électorat.
Cela étant dit, il est clairement apparu à plusieurs reprises au cours des
derniers mois en Catalogne que les unionistes sont une minorité. Les sondages
d'opinion le montrent clairement, la taille respective des manifestations pour
et contre l’indépendance le confirme, et, ce qui est plus important, et en
constitue après tout la preuve ultime, les dernières élections au Parlement
catalan ont donné une écrasante majorité de députés favorables à
l'indépendance.
Conscients de leur plus petite taille et, en outre, souvent dans
l'impossibilité d’argumenter les raisons pour lesquelles la Catalogne serait dans
une position meilleure et plus sûre au sein de l'Espagne, les unionistes ont
rarement recours à l'organisation d'événements publics. Plus précisément, ils
ont plutôt tendance à les éviter. Au lieu de cela, ils se limitent à faire
confiance à l'inertie et aux craintes infondées.
Une exception semblait être le projet d'organiser un rassemblement des chefs
d'entreprise le 14 février, organisé par Foment
del Treball Nacional, une fédération des entreprises catalanes, ou plus
précisément par son président unioniste, M. Gay de Montellà, puisque le soutien
à cette initiative au sein même de Foment
était plutôt tiède. Sous le slogan «Anem
per Feina » (« Mettons-nous au travail »), ce rassemblement devait
transmettre le message que, bien que favorables à la souveraineté fiscale, la plupart
des chefs d'entreprise catalans rejetaient la possibilité de recouvrer la souveraineté
et de quitter l'Espagne. Malheureusement pour ses promoteurs, ces plans
grandioses se sont vite effondrés, de nombreuses organisations professionnelles
refusant purement et simplement d’y prendre part ou exprimant leurs grandes inquiétudes
concernant la nature et le contenu de l'événement. L’on peut citer, entre
autres, les réactions suivantes:
• M. Josep Gonzalez, président de PIMEC (la principale fédération professionnelle
des PME en Catalogne), a déclaré être « d'accord avec le droit de
décider » [autodétermination], ajoutant qu'il n'assisterait pas à l’acte du
14 février.
• La Chambre de Commerce de Barcelone a décliné participer à l'événement.
• La fédération des petites entreprises CECOT a exprimé ses «doutes» profonds
sur les objectifs et le format proposés.
• Le Centre Catalan des Affaires (CCN) a exprimé son opposition claire.
En conséquence, ce qui devait être un rassemblement au Centre de
Conventions d’Affaires de Barcelone est maintenant devenu un événement à petite
échelle au siège de Foment, un acte somme
toute plutôt interne et avec un profil assez bas ressemblant peu aux plans
originaux. Tout cela n'est pas une surprise : pourquoi un chef
d'entreprise serait-il favorable à perdre 8% de son PIB, à être dans
l’impossibilité de prendre un train pour Paris ou un avion pour New York, à
souffrir le délitement des infrastructures, à se voir exclu des marchés de
l'industrie de défense? Il est vrai que pour certains, la frontière entre
plaisir et douleur est très mince, mais rappelons que nous ne parlons pas ici
de la chambre à coucher, mais bien de la salle de réunion.
Ligne d'assemblage du Joint Strike
Fighter. L’industrie catalane souffre de longue date d'un veto de fait concernant
la participation aux consortiums internationaux de fabrication d'armes, et se
réjouit de pouvoir collaborer avec les entreprises américaines et autres dans
des projets tels que le F-35.
Jusqu'à ici, nous n'avons pas dit grand-chose qui n'ait pas déjà été
largement rapporté par la presse grand public. Il y a, cependant, une touche
supplémentaire à l'histoire. Un autre événement, moins médiatisé, se déroule
également le 14 février, à savoir une conférence et une table ronde avec
l'ambassadeur américain en Espagne et en Andorre, Alan D. Solomont, qui partagera
ses «Réflexions sur les relations américano-espagnoles et perspectives de
futur» au Cercle d'Economia à
Barcelone. Le président du Cercle d’Economia
est Josep Piqué, unioniste et ancien ministre espagnol de l'Industrie qui a
récemment déclaré que «c'est l'Espagne qui est un sujet politique », tout
en reconnaissant que « il y a de nombreux citoyens catalans qui croient que la
Catalogne a droit à sa souveraineté. » Cette dernière précision peut être
la preuve que, tout comme de nombreux autres unionistes, il est peut-être déjà en
train de manœuvrer pour se repositionner tout en finesse.
Tout cela était-il une coïncidence? Peut-être, mais il est préférable de ne
pas trop y croire. Il est plus probable qu’il s’agissait d’une tentative de M.Gay
et M. Piqué pour prendre en tenailles le gouvernement catalan et la majorité
politique et populaire favorable au chemin vers l'indépendance. Les
organisateurs unionistes de ces deux événements caressaient l’espoir de voir un
acte réussi du monde des affaires exactement le même jour que la visite à Barcelone
de l'ambassadeur américain en Espagne. Il n'était pas trop difficile d'imaginer
le contenu de son rapport ultérieur à Washington: «Le soutien à l’indépendance est
en baisse ; le monde des affaires est majoritairement contre ; les
frontières actuelles de l’Espagne ne sont pas menacées. »
Au lieu de cela, ce que l'ambassadeur verra le 14, et ce qu’il rapportera
sera le suivant:
• La majorité souverainiste continue de croître.
• Les chefs d'entreprise y sont pour la plupart favorables, ou au pire ne
s'y opposent pas.
• La minorité unioniste est dans le désarroi, incapable de donner une seule
raison pour laquelle la Catalogne doit rester en Espagne.
• La tentative d'organiser un rassemblement unioniste de chefs
d’entreprises a échoué, les fédérations patronales étant contre, et les
organisateurs ont été obligés de célébrer l’acte dans un immeuble de bureaux en
raison du petit nombre de personnes attendues.
Par ailleurs, inutile de dire que tout cela favorise la sécurité nationale
américaine, puisque, à titre d’exemple, les ports de Barcelone et Tarragone
sont d'excellentes options pour la composante navale du bouclier anti-missiles
de l'OTAN.
Ainsi, pour en revenir au titre de la conférence de l'ambassadeur
américain, les "perspectives de futur", c’est la Catalogne, un membre
responsable de la communauté internationale, un contributeur net à la sécurité
de l'Alliance atlantique, et un pays avec lequel on peut faire des affaires.
Àlex
Calvo est professeur de relations internationales et droit international, Chef
du Département de Relations Internationales, et directeur de recherche de
troisième cycle à la European University (Campus de Barcelone). Expert en matière
de sécurité et de défense asiatiques, il a obtenu sa licence en droit à la School
of Oriental and African Studies (SOAS, Université de Londres) et il fait
actuellement un master en études de la seconde guerre mondiale à l'Université
de Birmingham. Il est un ancien professeur et chercheur de l'Académie de l'OSCE
à Bichkek (Kirghizistan).
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