dimanche 10 mars 2013

« L’hispanisation » ou le péché d'être Catalan

Etant né en 1960, je conserve une foule de souvenirs, parmi lesquels celui d’un enfant de six ans qui, chaque matin, dans la cour, chantait l’hymne fasciste « Cara al sol », le bras levé, comme par jeu, tandis qu’était hissé le drapeau franquiste rouge et jaune. Je garde aussi de cette époque une photo d'écolier docile posant devant un décor composé de livres, d’une fenêtre peinte donnant sur des cyprès au bord d'un ruisseau, d’un buste de Cervantès et d’une carte politique de l'Espagne. Une image en noir et blanc, coloriée à l’aniline, jaunie par le temps et l'expérience.
Tous ceux qui, comme moi, ont connu ces matières scolaires obligatoires, les cours de religion centrés sur le péché et la culpabilité, ou cette matière que l’on appelait « Formation de l'esprit national », fondée sur la haine et la peur et visant à cultiver un nationalisme espagnol éternel, entendent maintenant des messages similaires au nom du même drapeau espagnol qui, bien que ne portant plus désormais l'aigle franquiste, en a clairement conservé les griffes acérées.
Ainsi, le pays, ce pays tout aussi imposé que fictif, s’en retourne vers cette époque en noir et blanc aux couleurs d'aniline, sous la houlette d'un ministre espagnol de l'Éducation du nom de Wert qui affirme avec aplomb devant les parlementaires espagnols: «Oui, notre intérêt est l’hispanisation des élèves catalans. »
Mon hispanisation en tant qu’élève catalan fut singulière. Fils d’une andalouse de Grenade et d’un castillan de Zamora, je suis né, peu après leur union, à Badalona, dans la banlieue de Barcelone. La langue catalane était persécutée par le nationalisme espagnol au pouvoir, l'école était en castillan (espagnol), l'idéologie était marquée par les encyclopédies Alvarez, dont je garde néanmoins un souvenir chaleureux. Le temps a emporté une grande part de mensonge, de contrainte et de haine que contenaient certains enseignements. A ceci s'ajoute sans doute le fait d’avoir eu de bons enseignants qui n'étaient pas Catalans, une mère affectueuse et intelligente qui demandait aux voisins de parler catalan à mon frère et moi, et un grand-père andalou aussi républicain qu’honnête.
Mais nos voisins catalans nous parlaient castillan. Quelle part de courtoisie et quelle part de peur pouvait expliquer ce comportement chez ces honnêtes gens dont le principal péché était d'être Catalans et de parler catalan en Catalogne ? Serait-il seulement concevable d’interdire de parler castillan à un Castillan en Castille? La mémoire semble fragile, de nos jours : ce ne sont pas que les républicains qui ont été persécutés ici, les Catalans l’ont aussi été pour le seul fait d’être Catalans, même si certains l’ont vite oublié ou ont réécrit l’histoire.
J'ai grandi dans un pays dont l’intérêt était l’hispanisation des enfants catalans. Bien que ne parlant pas catalan, je dus m'habituer à être «Polonais», comme disaient certains de façon péjorative pour désigner ces Catalans à la langue étrange, et je décidai, à l’âge de vingt ans, de tirer parti du service militaire qui m’avait conduit à Séville pour commencer à parler dans un catalan hésitant avec quelques Catalans qui ne me connaissaient pas. A mon retour, je commençai à construire ma deuxième langue, le catalan, en dépit de ce franquisme que nous croyions mort, en dépit de cette éducation « hispanisante », en dépit de ceux qui nous appelaient « les Polonais », comme par plaisanterie, comme si ce nom ne respirait pas la haine antique qu’éprouve «l’essence espagnole» envers la différence, ce souci d’imposer et de faire table rase.
J'ai commencé à parler catalan volontairement, convaincu que cette langue devait être tout autant mienne que l'autre, parce que je vis dans un pays, la Catalogne, qui est une terre d’accueil, un pays dont l’existence en tant que nation a  longtemps été niée. Et cela n’allait en rien contre l'Espagne, contre cette Espagne idéale qui a toujours été bombardée depuis la Meseta castillane et ses annexes. Une Espagne qui aurait été aussi ouverte et inclusive que la Catalogne, fière de sa diversité réelle. Une Espagne qui semble désormais impossible.
Ce projet semblait viable lors de cette Transition qui porte si mal son nom, qui connut des exemples de dialogue et où les concessions faites aux pressions de l'oligarchie franquiste et à une armée contaminée par cette idéologie donnèrent jour à une Constitution qui, malgré tout, pouvait être un cadre pour une vie en commun. La politisation des tribunaux a mis fin à ce rêve et une Cour constitutionnelle manipulée et à la composition altérée par des manœuvres politiciennes a prouvé que ce qui avait voté par un Parlement et majoritairement approuvé par le peuple pouvait être rayé d’un trait par une poignée de juges. Quel est le sens de cette démocratie ?
Le 11 septembre 2012, un peuple est sorti dans la rue, un peuple fatigué de trois siècles d'incompréhension, fatigué d’une politique espagnole qui ne cesse de régresser vers le passé, fatigué de la corruption de la classe politique, fatigué de la gestion de la crise financière. Ce n’est pas l'argent qui est le moteur des drapeaux indépendantistes, c’est la dignité qui est bafouée jour après jour par ce vieux pays qui s’appelle Castille et qui se fait désormais appeler Espagne.
Et la réponse, c’est l'insulte et, à nouveau, la peur. La réponse, c’est d’essayer encore et toujours d’étouffer la langue sœur, un combat fratricide et misérable qui empêche la naissance de ce qui aurait pu être l'Espagne et qui n'est plus aujourd'hui que l'Etat espagnol. On nous dit maintenant que nous ne sommes pas souverains, que nous ne pouvons pas décider de notre avenir, ni les Catalans de parents catalans, ni les Catalans de parents castillans ou andalous... Voilà la démocratie espagnole, écrite en castillan, qui heurte ceux qui croyaient en une démocratie réelle et qui se demandent maintenant ce qu’attend le mouvement altermondialiste du 15 Mai, ce qu’attendent les vrais démocrates, pour sortir dans la rue et pour dénoncer le retour de la haine, de l'intransigeance, de l'uniformité.
Je suis professeur de castillan à Barcelone, mes élèves parlent les deux langues avec la même fierté, et ils parlent le castillan tout aussi bien voire mieux que la plupart des enfants de Castille. Dans mes cours de castillan, l’idéologie n’a pas sa place, mais bien la réflexion. La réflexion et la langue, cette langue castillane belle et riche, avec une tradition littéraire qui va bien au-delà de la politique mesquine du moment. Mes élèves n'ont pas besoin que quelqu'un vienne les hispaniser, ils veulent grandir libres, être démocrates et être acceptés en tant que personnes et non pas en tant qu’électeurs potentiels. Ils sont Catalans dans un système éducatif inclusif où la langue commune est le catalan, la langue de la Catalogne. Cette Catalogne qui aurait pu être une nation espagnole et qui devra être une nation européenne, ce qu’elle a toujours été, mais du fait d’un indépendantisme  généré par l’intolérance hors de Catalogne.
Quel dommage qu’il y ait si peu d'empathie dans le reste de l'Espagne, si peu de capacité de comprendre la différence! Le 12 octobre, jour de la fête nationale espagnole, je ne célébrerai pas votre incompréhension. Être Catalan a été, pour beaucoup de Catalans, la seule façon d'être Espagnol, ce sera désormais la seule façon pour un Catalan d'être Européen. Je ne suis pas nationaliste, les nationalistes s’appellent Wert, ou Rajoy, qui ne dément pas son ministre. Je suis Catalan, messieurs, mon père est de Zamora, la mère de Grenade. Quand l'indépendance viendra, je ne vais pas me réjouir ni m’épancher. Je suis Catalan, je vais voter pour cette indépendance, et j'espère qu'un jour nous pourrons être de bons voisins. Après tout, je suis professeur de castillan, cette langue que d'autres appellent l’espagnol.


Francisco Javier Egea Cubero est né à Badalona en 1960. Diplômé de l'Université de Barcelone en Philologie hispanique et technicien en arts graphiques, il est actuellement enseignant du Diplôme d’Etudes Supérieures de Design dans un établissement associé à l'Université Pompeu Fabra de Barcelone et professeur de langue et littérature dans un établissement secondaire de Barcelone. Auteur de plusieurs recueils inédits de poésie. Ses poèmes ont été publiés dans diverses revues en Espagne ainsi qu’en Argentine, Colombie, au Mexique et au Pérou. Il a publié «El corazón de limo » (“Cœur de limon”) (Barcelone: Paralelo Sur Ediciones, 2007). Il est le créateur et le rédacteur en chef du portail Internet eldigoras.com et directeur de la revue littéraire Paralelo Sur, une publication semestrielle sur papier.

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