samedi 2 mars 2013

Brève histoire de la répression de la langue catalane




"Notre langue n’a jamais été une langue imposée, mais une langue de rencontre. Personne n'a jamais été obligé de parler castillan, mais les peuples les plus divers ont volontairement et librement adopté la langue de Cervantès."
Cet extrait du discours du vieux roi Juan Carlos I, à l'occasion de l'attribution du prix Cervantès (2001), est représentatif de la falsification de l'histoire espagnole ces dernières années. Ses conseillers ont une ignorance spectaculaire de l'histoire ou un degré de cynisme et de manipulation que l’on peut également décrire comme extraordinaire. Ou peut-être les deux.
Les preuves historiques ne manquent pas, pourtant. Nous en ferons ici un bref résumé non exhaustif. L’élément central en est le décret de Nova Planta (16/01/1716) qui, suite à l’invasion de la Catalogne par les troupes castillanes en 1714, change la structure politique des royaumes d’Espagne, en créant un Etat unique et centralisé, sur le modèle français, ce qui en pratique passait par la suppression de l’autonomie de la Catalogne et son annexion au royaume de Castille.
Dès 1712, avant même la conquête de la Catalogne, le roi castillan Philippe V, dans la droite ligne des recommandations formulées un siècle plus tôt dans la requête du comte-duc Olivares (1625), avait donné des instructions secrètes à ses représentants (corregidores) en Catalogne, en soulignant qu’il fallait «mettre le plus grand soin à introduire la langue espagnole, et à cette fin, il (convenait) d’adopter les mesures les plus mesurées et les plus discrètes afin que l'effet soit atteint sans que l’on en remarque l’intention. »
Ce qui fut ratifié en 1714: “que des efforts soient faits pour introduire la langue espagnole parmi les peuple qui ne la parlent pas.”
Ainsi, dès l'annexion de la principauté de Catalogne, la Castille a encouragé l'analphabétisme en catalan afin de faire de la Catalogne ce qu’elle n’avait jamais été: un territoire sous la souveraineté de la Couronne de Castille. En fait, le bilinguisme était la première étape d'un processus de remplacement de la langue. Cette volonté qui commence, de façon explicite, au XVIIIe siècle, perdure au XIXe et au XXe siècle et encore de nos jours.
Pour plus de clarté, nous exposerons synthétiquement les domaines dans lesquels la loi a été appliquée, avec une sévérité  inédite, pour éradiquer la langue catalane. Comme dit le linguiste Jesús Tuson : « Un Etat, une langue : voici l’une des affirmations les plus destructrices de diversité humaine, une aberration qui menace la diversité naturelle et historique de l'espèce humaine. »
 

SECTEUR DE L'ÉDUCATION

XVIIIe siècle

1715. Consultation du Conseil de Castille: Dans la salle de classe il ne doit y avoir aucun livre en catalan, cette langue ne peut y être parlée ou écrite et la doctrine chrétienne doit être apprise en espagnol.
1780. Disposition royale adoptée par le comte de Floridablanca, obligeant toutes les écoles à enseigner la grammaire de la Real Academia Española de la Lengua (Royale Académie Espagnole de la Langue).
XIXe siècle
1821. Le Plan Quintana oblige à utiliser l’espagnol dans tout le système scolaire.

1837.  Décret royal imposant des châtiments corporels et diffamants aux enfants parlant encore catalan à l'école.
1837. Une directive du Commandement Supérieur Politique des Baléares fait punir les élèves qui parlent catalan en développant l’esprit de délation.
1857. Loi Moyano confirmant l'interdiction du catalan dans l'enseignement public. Cette loi a sans doute le plus contribué à l’analphabétisme des enfants catalans dans leur propre langue, car c'est à partir de la seconde moitié du XIXe siècle  qu’a commencé à se répandre l'enseignement primaire en Espagne.

XXe siècle
1923. Circulaire imposant l'enseignement de l'espagnol (dictature de Primo de Rivera), mais elle n'est pas la seule ... comme nous le verrons.
1924. Le général Losada impose l’enseignement de l'espagnol dans les écoles de la Mancomunitat (gouvernement autonome de Catalogne). La même année est promulgué un autre Arrêté royal punissant ceux qui enseignent en catalan. En 1924, Gaudí lui-même est arrêté et battu pour parler en catalan, en présence de membres des forces de la sûreté de l'État.
1926. Décret royal imposant la mutation forcée des enseignants utilisant le catalan.
1938. Loi du 9 avril  abolissant le Statut d’Autonomie de la Catalogne et interdisant la langue catalane.
1939. Interdiction de parler ou d’écrire le catalan dans toutes les écoles publiques ou privées.
PRÉCÉDENTS
En réalité, la persécution de la langue catalane a un précédent datant du XVIe siècle, lorsque la communauté musulmane d’Espagne fit l'objet d'une répression politique, culturelle, religieuse et linguistique féroce. Une législation incroyable persécutant cette population fut mise en place: les musulmans n’avaient pas le droit de porter leurs vêtements traditionnels, de parler arabe... L’expression employée encore aujourd’hui à l’encontre des Catalans « Parlez-moi en chrétien » date de cette époque. En cas de mariage dans une famille musulmane, celle-ci était obligée de garder ouvertes toutes les portes et les fenêtres de la maison pour que les passants puissent s’assurer qu’il n’y avait pas de chants ou de danses arabes. Cette population fut dispersée à travers la Castille, les enfants étaient séparé des parents et donnés à des familles catholiques pour leur donner une éducation chrétienne. Le régime de semi-esclavage dans lequel vivaient ces enfants est d’ailleurs dénoncé dans des écrits de l’époque.
SECTEUR JUDICIAIRE
1716.  Décret de Nova Planta: “Les procès devant la Cour royale se dérouleront toujours en espagnol."
1768. Arrêté royal d’Aranjuez: Charles III de Bourbon confirme l'imposition de l'espagnol dans l'administration de la justice et dans toutes les écoles publiques ainsi que dans la juridiction ecclésiastique en Catalogne.
1838. Les épitaphes des cimetières en catalan sont interdits.
1862. Loi sur le notariat interdisant l'usage du catalan dans les actes notariés.
1870. Loi sur l’état civil interdisant l'usage du catalan dans le registre d'état civil.
1881. Loi de procédure civile interdisant l'usage du catalan dans les tribunaux.

 

SECTEUR RELIGIEUX
1755. Décret de visite du chef provincial des écoles pies, ordonnant  à l'ensemble de l'ordre religieux de parler uniquement en espagnol et en latin, à la fois entre eux et avec le reste de la population, et imposant une peine de mise au pain et à l'eau, en cas d’infraction.
1902. Décret royal du comte de Romanones interdisant l'enseignement du catéchisme en catalan.

SECTEUR DES LOISIRS
1799 Arrêté royal interdisant de « représenter, chanter et danser des pièces qui ne soient pas en langue espagnole. »
1801 «Instructions» de Manuel de Godoy sur les théâtres : toute langue autre que l'espagnol est interdite.
Isabel II, par l'arrêté royal de 1837, confirme l'interdiction du catalan dans les théâtres et les spectacles de théâtre, et les œuvres écrites dans cette langue ne peuvent se soumettre à la censure et ne peuvent par conséquent pas être représentée, la censure étant obligatoire. Comme le dit l’arrêté, cette interdiction était due au grand nombre d'œuvres écrites en catalan présentées aux censeurs.

SECTEUR COMMERCIAL DES COMMUNICATIONS
1772. Arrêté royal obligeant à tenir les livres de comptabilité en espagnol sous le titre suivant: « Arrêté royal de S.M. ordonnant que tous les marchands et les commerçants de gros et de détail de mes royaumes et possessions, qu'ils soient nationaux ou étrangers, tiennent leurs livres en espagnol en vertu de la nouvelle loi. "

1886. La Direction générale des postes et télégraphes interdit de parler catalan au téléphone.

 

 

NEGATIONNISME

Cependant, il faut rappeler qu’une proposition avait été introduite au Parlement espagnol, réuni à Cadix pendant l’occupation napoléonienne, visant à assurer l'usage officiel de la langue catalane. La proposition avait été rejetée par 120 voix contre et 13 pour. Le comte de Romanones, en réponse à une telle absurdité, avait dit avec aplomb que le statut officiel de la langue catalane était «inacceptable». Mais la question est la suivante : la Constitution adoptée à Cadix, la première de l’histoire espagnole, n'était-elle pas fondée sur l'égalité devant la loi de tous les citoyens espagnols?

Outre l'imposition de l'espagnol par tous les moyens possibles, l'étape suivante consista à nier que le catalan eût jamais été une langue officielle en Catalogne. Ainsi, Menéndez Pidal publia-t-il dans le journal de Madrid « El Imparcial » l'article  « Catalogne bilingue », où il affirmait que le parlement catalan n’avait jamais eu le catalan comme langue officielle. Une fois les citoyens catalans devenus bilingues, on commença même à nier que la société catalane eût jamais été monolingue par le passé. Le rapport de Jesús Patiño, directeur du « Conseil supérieur de justice et de gouvernement » en 1714, c'est-à-dire, la plus haute autorité de l'État castillan occupant, explique cependant clairement la situation réelle. Ce document confirme la situation « singulière » de  monolinguisme des catalans à l'arrivée des troupes de Philippe V en 1714 : «ils éprouvent une telle passion pour leur patrie, et avec un tel excès, que leur raison s’en trouve troublée et ils ne parlent que leur langue maternelle. »

FRANQUISME

La répression de la langue catalane était déjà devenue une «raison d'Etat» en 1939, lorsque commence l’une des périodes les plus répressives contre le catalan: la dictature du général Franco. Cette année le général Franco, ayant vaincu les républicains lors de la Guerre Civile, déclare: «L'unité nationale est absolue, avec une seule langue, le castillan, et une seule identité, l'espagnole ».

1939. Interdiction totale d’utiliser le catalan, à l’oral ou par ecrit :

Ø  À la radio,

Ø  Dans les livres,

Ø  Au théâtre, même le théâtre traditionnel et amateur,

Ø  Dans toute sorte d’imprimés, même les faire-part de mariage o de communion,

Ø  Sur les écriteaux et les affiches publicitaires,

Ø  Dans les prénoms,

Ø  Au cinéma, jusqu’en 1964,

Ø  Dans les usines,

Ø  Dans toutes les écoles publiques et privées,

Ø  Sur les pierres tombales des cimetières et dans les faire-part de décès,

Ø  Dans la nomenclature des hôtels, restaurants, bars, noms commerciaux, marques  et embarcations,

Ø  Lors de conférences et d’actes culturels,

Ø  Dans la correspondance privée, jusqu’en janvier 1940,

Ø  A l’Etat civil,

Ø  Pour les fonctionnaires, entre eux, et avec le public,

Ø  Dans les noms de rues…

Nous pourrions ajouter une énorme quantité d'interdictions municipales, militaires et civiles. Citons à titre d’exemple la lettre du ministre de l'Intérieur espagnol, Ramon Serrano Suñer, à tous les évêques catalans   « Nouvelles normes d'utilisation de la langue dans la communication entre l'Eglise et les fidèles, jusqu'à ce que la langue espagnole soit comprise de tous (ce qui sera atteint moyennant un travail scolaire tenace) ». Une autre « perle » : le règlement des prisons en 1956, qui stipule clairement que les prisonniers ne peuvent parler qu’espagnol.

LA TRANSITION

Bien que cela semble difficile à croire, après la mort de Franco, et depuis la transition, même si le processus de régionalisation modéré aboutissant à la création de l’Etat des autonomies a conduit de nombreuses personnes, en Catalogne et en Espagne, à croire que la répression contre le catalan appartenait au passé, une série de lois a été mise en place pendant cette période visant à reléguer le catalan à l'arrière-plan.

1976 à 2008. Pas moins de 149 arrêtés royaux, ainsi que d’autres normes, sont promulgués assurant l'étiquetage obligatoire en espagnol des produits, alimentaires et autres, alors qu’une seule loi est votée en Catalogne en la matière.

1986. Loi sur les brevets exigeant la présentation de documents en espagnol.

1989. Arrêté royal portant approbation du règlement du registre de commerce: il oblige à ce que les inscriptions soient faites exclusivement en espagnol.

1995. Loi 30/1995, relative à la réglementation et à la surveillance des assurances privées: les polices, titres et autres documents doivent être écrits en espagnol.

XXIe SIÈCLE

En dépit de la persécution historique subie par le catalan, exposée ici de façon très succincte, le catalan est aujourd'hui, au sein de l'Union européenne, une des langues avec un nombre important de locuteurs, à un niveau similaire au suédois, au portugais, au grec etc. Toutefois, le gouvernement espagnol a bloqué la reconnaissance officielle de la langue catalane en Europe, a déclaré Martin Schulz, président du Parlement européen. Ce refus demeure une question d’État.

2010. Arrêt de la Cour constitutionnelle concernant le Statut d’Autonomie de la Catalogne: le catalan ne peut pas être la langue d’usage préférentiel de l'administration en Catalogne, ni la langue véhiculaire du système éducatif

2011. Début d’une persécution du catalan sans précédent aux Baléares, menée par le gouvernement régional, contrôlé par le Parti Populaire. Celle-ci conduit à une grève de faim de plusieurs personnes âgées à Majorque en signe de protestation. A Valence, le gouvernement régional, de la même couleur politique, s’acharne tout aussi implacablement contre l’usage normal de la langue nationale, et il ignore la demande de scolarisation en catalan de 100.000 familles.

2012. Le Tribunal supérieur de justice de Catalogne impose la possibilité d'inscrire les enfants à l'école en espagnol à la demande des parents, suite à une demande introduite par six familles seulement dans toute la Catalogne.

2012. Le Tribunal supérieur de justice de Catalogne refuse que le catalan soit la langue administrative d’utilisation préférentielle  à la mairie de Barcelone

2012. Le gouvernement de l'Aragon rebaptise la langue parlée dans les communes frontalières de la Catalogne comme «langue aragonaise de la région orientale », un peu comme si on appelait « flamand du sud » le français parlé en Belgique...

2012. Le Tribunal supérieur de justice de Catalogne refuse que le catalan soit la langue véhiculaire du système éducatif en Catalogne.

2012. Le ministre espagnol de l'éducation présente un projet de loi faisant du catalan une matière optionnelle et dont l’examen n'est pas nécessaire pour obtenir le diplôme de scolarité obligatoire, même s’il semble avoir fait machine arrière sur cette deuxième partie du projet ...

Conclusion:

Un cadre juridique qui protège le catalan, après des siècles de persécution implacable, n'est pas garanti. Loin de là.

Beaucoup de Latino-Américains vivant dans notre pays sont surpris de la vitalité du catalan en le comparant avec la disparition, sous domination coloniale, d'un grand nombre de langues amérindiennes dans leurs territoires. Ils en seraient d’autant plus surpris s’ils savaient tout ce qui s’est passé ici!

S'il est vrai que les langues sont toujours innocentes et que ce sont les hommes qui les utilisent comme des instruments de pouvoir et de soumission, il est aussi vrai, comme le dit J. Tusón, que «la mort d'une langue n'est jamais innocente, elle n'est  jamais voulue par ses locuteurs. » Le cas catalan n'est pas une exception historique : la romancière estonienne Sofi Oksanen, dans son roman Purge  (prix européen du meilleur roman en 2010) raconte avec une rigueur et un réalisme extraordinaires l'occupation soviétique de son pays. Lors d’une interview  concernant  son œuvre, la romancière explique comment à l'époque soviétique, lorsque quelqu'un allait acheter quelque chose et parlait en estonien, la réponse était généralement « parlez un langage humain, s'il vous plaît» Bien sûr, cette situation extraordinaire n'a duré que cinquante ans.

Et pour finir donnons à nouveau la parole à J. Tuson, dans Patrimoine naturel : « Et si nous demandons que chaque être humain soit respecté, nous pouvons aussi de bon droit exiger la persistance digne et forte de chacune des langues qui forment notre bouillon de culture. »

 

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