"Notre langue n’a jamais été
une langue imposée, mais une langue de rencontre. Personne n'a jamais été
obligé de parler castillan, mais les peuples les plus divers ont volontairement
et librement adopté la langue de Cervantès."
Cet extrait du discours du vieux roi
Juan Carlos I, à l'occasion de l'attribution du prix Cervantès (2001), est
représentatif de la falsification de l'histoire espagnole ces dernières années.
Ses conseillers ont une ignorance spectaculaire de l'histoire ou un degré de
cynisme et de manipulation que l’on peut également décrire comme
extraordinaire. Ou peut-être les deux.
Les preuves historiques ne
manquent pas, pourtant. Nous en ferons ici un bref résumé non exhaustif. L’élément
central en est le décret de Nova Planta (16/01/1716) qui, suite à l’invasion de
la Catalogne par les troupes castillanes en 1714, change la structure politique
des royaumes d’Espagne, en créant un Etat unique et centralisé, sur le modèle
français, ce qui en pratique passait par la suppression de l’autonomie de la
Catalogne et son annexion au royaume de Castille.
Dès 1712, avant même la conquête
de la Catalogne, le roi castillan Philippe V, dans la droite ligne des
recommandations formulées un siècle plus tôt dans la requête du comte-duc
Olivares (1625), avait donné des instructions secrètes à ses représentants
(corregidores) en Catalogne, en soulignant qu’il fallait «mettre le plus grand
soin à introduire la langue espagnole, et à cette fin, il (convenait) d’adopter
les mesures les plus mesurées et les plus discrètes afin que l'effet soit
atteint sans que l’on en remarque l’intention. »
Ce qui fut ratifié en 1714: “que
des efforts soient faits pour introduire la langue espagnole parmi les peuple
qui ne la parlent pas.”
Ainsi, dès l'annexion de la
principauté de Catalogne, la Castille a encouragé l'analphabétisme en catalan
afin de faire de la Catalogne ce qu’elle n’avait jamais été: un territoire sous
la souveraineté de la Couronne de Castille. En fait, le bilinguisme était la
première étape d'un processus de remplacement de la langue. Cette volonté qui
commence, de façon explicite, au XVIIIe siècle, perdure au XIXe et au XXe
siècle et encore de nos jours.
Pour plus de clarté, nous exposerons
synthétiquement les domaines dans lesquels la loi a été appliquée, avec une
sévérité inédite, pour éradiquer la
langue catalane. Comme dit le linguiste Jesús Tuson : « Un Etat, une
langue : voici l’une des affirmations les plus destructrices de diversité
humaine, une aberration qui menace la diversité naturelle et historique de
l'espèce humaine. »
SECTEUR DE L'ÉDUCATION
XVIIIe siècle
1715. Consultation du Conseil de
Castille: Dans la salle de classe il ne doit y avoir aucun livre en catalan, cette
langue ne peut y être parlée ou écrite et la doctrine chrétienne doit être
apprise en espagnol.
1780. Disposition royale adoptée
par le comte de Floridablanca, obligeant toutes les écoles à enseigner la
grammaire de la Real Academia Española de la Lengua (Royale Académie Espagnole
de la Langue).
XIXe siècle
1821. Le Plan Quintana oblige à
utiliser l’espagnol dans tout le système scolaire.
1837. Décret royal imposant des châtiments corporels et diffamants aux enfants parlant encore catalan à l'école.
1837. Une directive du Commandement
Supérieur Politique des Baléares fait punir les élèves qui parlent catalan en
développant l’esprit de délation.
1857. Loi Moyano confirmant
l'interdiction du catalan dans l'enseignement public. Cette loi a sans doute le
plus contribué à l’analphabétisme des enfants catalans dans leur propre langue,
car c'est à partir de la seconde moitié du XIXe siècle qu’a commencé à se répandre l'enseignement
primaire en Espagne.
XXe siècle
1923. Circulaire imposant
l'enseignement de l'espagnol (dictature de Primo de Rivera), mais elle n'est
pas la seule ... comme nous le verrons.
1924. Le général Losada impose
l’enseignement de l'espagnol dans les écoles de la Mancomunitat (gouvernement autonome
de Catalogne). La même année est promulgué un autre Arrêté royal punissant ceux
qui enseignent en catalan. En 1924, Gaudí lui-même est arrêté et battu pour
parler en catalan, en présence de membres des forces de la sûreté de l'État.
1926. Décret royal imposant la
mutation forcée des enseignants utilisant le catalan.
1938. Loi du 9 avril abolissant le Statut d’Autonomie de la
Catalogne et interdisant la langue catalane.
1939. Interdiction de parler ou
d’écrire le catalan dans toutes les écoles publiques ou privées.
PRÉCÉDENTS
En réalité, la persécution de la
langue catalane a un précédent datant du XVIe siècle, lorsque la communauté
musulmane d’Espagne fit l'objet d'une répression politique, culturelle,
religieuse et linguistique féroce. Une législation incroyable persécutant cette
population fut mise en place: les musulmans n’avaient pas le droit de porter
leurs vêtements traditionnels, de parler arabe... L’expression employée encore
aujourd’hui à l’encontre des Catalans « Parlez-moi en chrétien » date
de cette époque. En cas de mariage dans une famille musulmane, celle-ci était
obligée de garder ouvertes toutes les portes et les fenêtres de la maison pour
que les passants puissent s’assurer qu’il n’y avait pas de chants ou de danses
arabes. Cette population fut dispersée à travers la Castille, les enfants
étaient séparé des parents et donnés à des familles catholiques pour leur
donner une éducation chrétienne. Le régime de semi-esclavage dans lequel vivaient
ces enfants est d’ailleurs dénoncé dans des écrits de l’époque.
SECTEUR JUDICIAIRE
1716. Décret
de Nova Planta: “Les procès devant la Cour royale se dérouleront toujours en
espagnol."
1768. Arrêté royal d’Aranjuez:
Charles III de Bourbon confirme l'imposition de l'espagnol dans
l'administration de la justice et dans toutes les écoles publiques ainsi que dans
la juridiction ecclésiastique en Catalogne.
1838. Les épitaphes des
cimetières en catalan sont interdits.
1862. Loi sur le notariat interdisant
l'usage du catalan dans les actes notariés.
1870. Loi sur l’état civil interdisant
l'usage du catalan dans le registre d'état civil.
1881. Loi de procédure civile
interdisant l'usage du catalan dans les tribunaux.
SECTEUR RELIGIEUX
1755. Décret de visite du chef provincial
des écoles pies, ordonnant à l'ensemble
de l'ordre religieux de parler uniquement en espagnol et en latin, à la fois
entre eux et avec le reste de la population, et imposant une peine de mise au
pain et à l'eau, en cas d’infraction.
1902. Décret royal du comte de
Romanones interdisant l'enseignement du catéchisme en catalan.
SECTEUR DES LOISIRS
1799 Arrêté royal interdisant de « représenter,
chanter et danser des pièces qui ne soient pas en langue espagnole. »
1801 «Instructions» de Manuel de
Godoy sur les théâtres : toute langue autre que l'espagnol est interdite.
Isabel II, par l'arrêté royal de
1837, confirme l'interdiction du catalan dans les théâtres et les spectacles de
théâtre, et les œuvres écrites dans cette langue ne peuvent se soumettre à la
censure et ne peuvent par conséquent pas être représentée, la censure étant
obligatoire. Comme le dit l’arrêté, cette interdiction était due au grand
nombre d'œuvres écrites en catalan présentées aux censeurs.
SECTEUR COMMERCIAL DES
COMMUNICATIONS
1772. Arrêté royal obligeant à tenir
les livres de comptabilité en espagnol sous le titre suivant: « Arrêté
royal de S.M. ordonnant que tous les marchands et les commerçants de gros et de
détail de mes royaumes et possessions, qu'ils soient nationaux ou étrangers,
tiennent leurs livres en espagnol en vertu de la nouvelle loi. "
1886. La Direction générale des
postes et télégraphes interdit de parler catalan au téléphone.
NEGATIONNISME
Cependant, il faut rappeler qu’une
proposition avait été introduite au Parlement espagnol, réuni à Cadix pendant
l’occupation napoléonienne, visant à assurer l'usage officiel de la langue
catalane. La proposition avait été rejetée par 120 voix contre et 13 pour. Le comte
de Romanones, en réponse à une telle absurdité, avait dit avec aplomb que le
statut officiel de la langue catalane était «inacceptable». Mais la question est
la suivante : la Constitution adoptée à Cadix, la première de l’histoire
espagnole, n'était-elle pas fondée sur l'égalité devant la loi de tous les
citoyens espagnols?
Outre l'imposition de l'espagnol
par tous les moyens possibles, l'étape suivante consista à nier que le catalan
eût jamais été une langue officielle en Catalogne. Ainsi, Menéndez Pidal
publia-t-il dans le journal de Madrid « El Imparcial » l'article « Catalogne bilingue », où il
affirmait que le parlement catalan n’avait jamais eu le catalan comme langue
officielle. Une fois les citoyens catalans devenus bilingues, on commença même
à nier que la société catalane eût jamais été monolingue par le passé. Le
rapport de Jesús Patiño, directeur du « Conseil supérieur de justice et de
gouvernement » en 1714, c'est-à-dire, la plus haute autorité de l'État castillan
occupant, explique cependant clairement la situation réelle. Ce document
confirme la situation « singulière » de monolinguisme des catalans à l'arrivée des
troupes de Philippe V en 1714 : «ils éprouvent une telle passion pour leur
patrie, et avec un tel excès, que leur raison s’en trouve troublée et ils ne parlent
que leur langue maternelle. »
FRANQUISME
La répression de la langue
catalane était déjà devenue une «raison d'Etat» en 1939, lorsque commence l’une
des périodes les plus répressives contre le catalan: la dictature du général
Franco. Cette année le général Franco, ayant vaincu les républicains lors de la
Guerre Civile, déclare: «L'unité nationale est absolue, avec une seule langue,
le castillan, et une seule identité, l'espagnole ».
1939. Interdiction totale
d’utiliser le catalan, à l’oral ou par ecrit :
Ø À la radio,
Ø Dans les livres,
Ø Au théâtre, même le théâtre traditionnel
et amateur,
Ø Dans toute sorte d’imprimés, même les
faire-part de mariage o de communion,
Ø Sur les écriteaux et les affiches
publicitaires,
Ø Dans les prénoms,
Ø Au cinéma, jusqu’en 1964,
Ø Dans les usines,
Ø Dans toutes les écoles publiques et privées,
Ø Sur les pierres tombales des cimetières et
dans les faire-part de décès,
Ø Dans la nomenclature des hôtels,
restaurants, bars, noms commerciaux, marques
et embarcations,
Ø Lors de conférences et d’actes culturels,
Ø Dans la correspondance privée, jusqu’en
janvier 1940,
Ø A l’Etat civil,
Ø Pour les fonctionnaires, entre eux, et
avec le public,
Ø Dans les noms de rues…
Nous pourrions ajouter une énorme
quantité d'interdictions municipales, militaires et civiles. Citons à titre
d’exemple la lettre du ministre de l'Intérieur espagnol, Ramon Serrano Suñer, à
tous les évêques catalans « Nouvelles
normes d'utilisation de la langue dans la communication entre l'Eglise et les
fidèles, jusqu'à ce que la langue espagnole soit comprise de tous (ce qui sera
atteint moyennant un travail scolaire tenace) ». Une autre « perle » :
le règlement des prisons en 1956, qui stipule clairement que les prisonniers ne
peuvent parler qu’espagnol.
LA TRANSITION
Bien que cela semble difficile à
croire, après la mort de Franco, et depuis la transition, même si le processus
de régionalisation modéré aboutissant à la création de l’Etat des autonomies a conduit
de nombreuses personnes, en Catalogne et en Espagne, à croire que la répression
contre le catalan appartenait au passé, une série de lois a été mise en place
pendant cette période visant à reléguer le catalan à l'arrière-plan.
1976 à 2008. Pas moins de 149
arrêtés royaux, ainsi que d’autres normes, sont promulgués assurant l'étiquetage
obligatoire en espagnol des produits, alimentaires et autres, alors qu’une
seule loi est votée en Catalogne en la matière.
1986. Loi sur les brevets exigeant
la présentation de documents en espagnol.
1989. Arrêté royal portant
approbation du règlement du registre de commerce: il oblige à ce que les
inscriptions soient faites exclusivement en espagnol.
1995. Loi 30/1995, relative à la
réglementation et à la surveillance des assurances privées: les polices, titres
et autres documents doivent être écrits en espagnol.
XXIe SIÈCLE
En dépit de la persécution
historique subie par le catalan, exposée ici de façon très succincte, le
catalan est aujourd'hui, au sein de l'Union européenne, une des langues avec un
nombre important de locuteurs, à un niveau similaire au suédois, au portugais, au
grec etc. Toutefois, le gouvernement espagnol a bloqué la reconnaissance
officielle de la langue catalane en Europe, a déclaré Martin Schulz, président
du Parlement européen. Ce refus demeure une question d’État.
2010. Arrêt de la Cour constitutionnelle
concernant le Statut d’Autonomie de la Catalogne: le catalan ne peut pas être
la langue d’usage préférentiel de l'administration en Catalogne, ni la langue véhiculaire
du système éducatif
2011. Début d’une persécution du
catalan sans précédent aux Baléares, menée par le gouvernement régional,
contrôlé par le Parti Populaire. Celle-ci conduit à une grève de faim de
plusieurs personnes âgées à Majorque en signe de protestation. A Valence, le gouvernement
régional, de la même couleur politique, s’acharne tout aussi implacablement
contre l’usage normal de la langue nationale, et il ignore la demande de
scolarisation en catalan de 100.000 familles.
2012. Le Tribunal supérieur de
justice de Catalogne impose la possibilité d'inscrire les enfants à l'école en
espagnol à la demande des parents, suite à une demande introduite par six
familles seulement dans toute la Catalogne.
2012. Le Tribunal supérieur de
justice de Catalogne refuse que le catalan soit la langue administrative d’utilisation
préférentielle à la mairie de Barcelone
2012. Le gouvernement de l'Aragon
rebaptise la langue parlée dans les communes frontalières de la Catalogne comme
«langue aragonaise de la région orientale », un peu comme si on appelait « flamand
du sud » le français parlé en Belgique...
2012. Le Tribunal supérieur de
justice de Catalogne refuse que le catalan soit la langue véhiculaire du
système éducatif en Catalogne.
2012. Le ministre espagnol de
l'éducation présente un projet de loi faisant du catalan une matière optionnelle
et dont l’examen n'est pas nécessaire pour obtenir le diplôme de scolarité obligatoire,
même s’il semble avoir fait machine arrière sur cette deuxième partie du projet
...
Conclusion:
Un cadre juridique qui protège le
catalan, après des siècles de persécution implacable, n'est pas garanti. Loin
de là.
Beaucoup de Latino-Américains
vivant dans notre pays sont surpris de la vitalité du catalan en le comparant
avec la disparition, sous domination coloniale, d'un grand nombre de langues amérindiennes
dans leurs territoires. Ils en seraient d’autant plus surpris s’ils savaient
tout ce qui s’est passé ici!
S'il est vrai que les langues
sont toujours innocentes et que ce sont les hommes qui les utilisent comme des
instruments de pouvoir et de soumission, il est aussi vrai, comme le dit J.
Tusón, que «la mort d'une langue n'est jamais innocente, elle n'est jamais voulue par ses locuteurs. » Le cas
catalan n'est pas une exception historique : la romancière estonienne Sofi
Oksanen, dans son roman Purge (prix européen du meilleur roman en 2010)
raconte avec une rigueur et un réalisme extraordinaires l'occupation soviétique
de son pays. Lors d’une interview concernant
son œuvre, la romancière explique comment
à l'époque soviétique, lorsque quelqu'un allait acheter quelque chose et
parlait en estonien, la réponse était généralement « parlez un langage
humain, s'il vous plaît» Bien sûr, cette situation extraordinaire n'a duré que
cinquante ans.
Et pour finir donnons à nouveau
la parole à J. Tuson, dans Patrimoine naturel :
« Et si nous demandons que chaque être humain soit respecté, nous pouvons
aussi de bon droit exiger la persistance digne et forte de chacune des langues
qui forment notre bouillon de culture. »


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