Un nouvel apôtre de l’unionisme espagnol est né. Il s’appelle Alain Minc,
il est multimillionnaire, auteur d’essais, et également président de Sanef, société
française gérant 1900 km d'autoroutes en France et filiale du groupe catalan Abertis,
tout en étant accessoirement membre du conseil d'administration du groupe
catalan Criteria CaixaBank ainsi que de celui de Prisa, groupe éditeur du
journal madrilène El País, proche des socialistes espagnols. Il a également
donné des conférences au Círculo de Economía de Barcelone, le lobby des chefs
d’entreprises catalans, et il est un proche de l'ancien président espagnol
Felipe González, du directeur général de Prisa, Juan Luis Cebrián, et du
président de CaixaBank, Isidre Fainé.
Ces éléments doivent être connus d’emblée pour mieux comprendre l’article d’Alain
Minc publié par le quotidien conservateur catalan La Vanguardia, le 11 janvier
2013 sous le titre «Erreur fatale». De toute évidence, le titre fait référence
au processus d'émancipation engagé en Catalogne et l’intellectuel y présente
une liste d’erreurs fatales que, à son sens, les Catalans sont en train de
commettre. La première d’entre elles serait de ne pas avoir compris que la
France n'accepterait jamais une Catalogne indépendante au sein de l'UE. La
question serait plutôt la suivante: les Catalans en ont-ils jamais douté? En réalité,
la plupart des arguments avancés par Alain Minc sont à l’avenant, l’argumentaire
habituel de la stratégie de la peur.
Une autre erreur serait « l’idée puérile » selon laquelle un Etat
catalan hors de l’Etat espagnol développerait mieux son économie. Selon M. Minc,
"les entreprises d’une Catalogne indépendante ne bénéficieront pas d'un
marché intérieur solide, et d’un système financier de premier ordre au niveau
mondial, ou d'une pépinière d’entreprises high-tech comme en Israël." Une
question vient immédiatement à l’esprit: cela serait-il le cas en restant en
Espagne?
Pour cet homme d'affaires, les Catalans n’ont pas droit aux urnes : « La
foi en l’irrésistible volonté populaire, l'idée que, grâce à une victoire lors
d'un référendum, il n’y a aucune règle institutionnelle qui vaille. Il s'agit
d'une vision très robespierrienne que de croire que la démocratie se limite au
suffrage universel. » Faut-il donc en déduire que celui-ci doit être
interdit? Cela a tout l’air d’une défense et illustration de la dictature. Ou peut-être
seulement d’une dictature limitée à la Catalogne? Comment définit-il ce qui est
robespierrien?
Pas un seul chiffre, pas un seul argument nuancé, pas un mot des arguments
pouvant faire pencher la balance dans l’autre sens. Pas une seule mention au
manque d’investissements de l'Etat espagnol et à ses violations systématiques
des accords, ou au cruel déficit en infrastructures qui empêche la Catalogne de
se battre à armes égales sur les marchés internationaux. Pas la moindre
référence aux bulles administrative et bancaire espagnoles, ni à la corruption,
au gaspillage de fonds publics pour des aéroports vides ou des lignes de TGV
reliant des déserts. Alain Minc reste fidèle à la bonne nouvelle qu’il a répandue
ces dernières années concernant « le chemin miraculeux parcouru par
l'économie espagnole. »
Le cosmopolite Alain Minc ne dit mot du nombre d'Etats indépendants en Europe,
qui a été multiplié par quatre au cours du dernier siècle, et chacun d'entre
eux s’en est bien voire très bien sorti dans le domaine économique. Pourquoi la
Catalogne ferait-elle exception?
Pour ce pauvre millionnaire, hors de l'économisme, point de salut ! Ce
que peuvent bien penser les Catalans n’a aucune importance. La langue, la
culture, les sentiments, la liberté ... Cela ne lui vient pas même à l’esprit. Seuls
doivent être considérés les intérêts des marchés et de l’Etat espagnol, naturellement
vu comme un marché.
La première chose qui saute aux yeux à la lecture de l’article, c'est la
méconnaissance de la situation catalane (et espagnole) dont fait preuve
l’auteur, malgré ses séjours mensuels pour assister aux réunions du conseil
d'administration de Criteria. Comme l’a écrit Enric Juliana, directeur adjoint de
La Vanguardia, journal dans lequel est paru son l'article: «Certains, comme le
banquier et intellectuel français Alain Minc, observent l’Espagne de loin et pensent
qu’il vaudrait mieux que Felipe González revienne au pouvoir » ( La
Vanguardia, 09/07/2009).
Il est vrai qu’il doit être fort malaisé pour M. Minc d’observer les choses
au-delà des murs de ses bureaux car c’est là un homme très occupé. Outre les
conseils d'administration de Criteria CaixaBank et de Prisa, il est aussi membre
des conseils d’administration de la FNAC, de Direct Energie, d’Ingenico et d’Yves
Saint Laurent. En fait, Alain Minc, qui se définit comme un «libéral de gauche »,
est une multinationale en soi, à commencer par sa propre société de conseil, AM
Conseil, offrant ses services à travers le monde. Son client le plus remarquable
était l’ancien président français, M. Nicolas Sarkozy, dont il était le conseiller,
ce qui ne l'empêchait pas de lui envoyer des factures à cinq chiffres pour
quelques heures de travail. Il est évident que, à la différence des Catalans, M.
Minc voit large. Par exemple, comme il l’a révélé lui-même, il a payé 85.000
livres par an pendant trois ans à l'ancien ministre britannique Lord Peter
Mandelson, afin de l’introduire dans les cercles du pouvoir et des affaires britanniques.
Quels sont les intérêts qui poussent désormais Alain Minc vers l’Espagne?
Dernièrement, au-delà de s’évertuer à improviser des arguments contre la
Catalogne, il s’est également consacré à pontifier sur les questions
hispaniques. Lors d'une conférence au Círculo de Economía en mai 2011, M. Minc
a préconisé le gel des salaires pendant cinq ans pour regagner en compétitivité.
A la même date, Prisa faisait passer les coûts de son conseil d'administration
(y compris M. Minc) de 9 à 20 millions par an, alors qu’un plan social frappait
le personnel du journal El País. Lorsque M. Minc parle de geler les salaires,
comprenez : les salaires des autres.
Malgré cette multitude de responsabilités et d’affaires, ce véritable
homme-orchestre des médias a eu le temps de publier une douzaine de livres au
cours des dix dernières années, mais il se peut que certains ne lui aient guère
pris de temps, car il a été condamné à payer 15.000 euros de dommages et
intérêts à l'écrivain Patrick Rödel pour plagiat, reproduction servile et falsification
concernant son livre « Spinoza, un roman juif».
M. Minc avait déjà traité la question catalane le 23 novembre 2012 dans Le
Monde (dont il a été, d’ailleurs, membre du directoire) dans un l'article intitulé
«L'Espagne va mieux, mais gare à l'implosion», reproduit le lendemain par El
País sous le titre « L’Espagne à la croisée des chemins », en pleine
campagne d’intox de la presse madrilène pour influencer le résultat des
élections catalanes.
Cet article traitait de l’Espagne en général, mais il faisait déjà allusion
au cas qui l’occupe maintenant. «Obligée, pour assurer aujourd'hui ses fins de
mois, d'en appeler à Madrid, une Catalogne indépendante se financera-t-elle à
un taux grec ou portugais ?», écrivait-il. Est-il possible qu’une lumière de la
finance internationale fasse l’impasse sur l’existence en Catalogne d’un
déficit fiscal de plus de 8% du PIB, le plus élevé au monde?
«Erreur fatale» semble bien la suite de cet article (ou d'une série
d’articles), et je n'en ai pas trouvé de version française, ce qui suggère
qu'il a été spécialement conçu pour être publié dans le quotidien catalan au plus
fort tirage, en pleine campagne nationale et internationale, en plein jour et
en sous-main, pour arrêter le processus d'émancipation des indigènes locaux.
Inutile de dire que l’unionisme espagnol, absolument dépourvu d'idées
au-delà du culte de la « constitución » a immédiatement reçu l’article
comme la manne providentielle et a commencé à propager la bonne nouvelle
annoncée par le nouveau messager du Très-Haut. Mais à cet égard, les partisans d’une
consultation démocratique en Catalogne peuvent se rassurer. Le gourou Minc
avait dit en 2008 que « le pire de la crise est passé » (La Vanguardia,
19-10), que « le cas de l'Espagne n'a rien à voir avec la Grèce et le
Portugal», parce que «malgré l’incontestable problème de l’immobilier, le pays n’est
pas si endetté et ne court pas le moindre risque de faillite » (Círculo de Economía,
18-5-2010). Et la perle : même s’il prétendait que Zapatero devait être
remplacé par Felipe Gonzalez, «le système bancaire espagnol est le plus solide
en Europe continentale, plus que le français et l'italien » (Expansión
09/02/2009). Un visionnaire.
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